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Condamnation pécuniaire d’un lanceur d’alerte et liberté d’expression

Affaires - Pénal des affaires
08/06/2021
Dans un arrêt du 11 mai 2021, la CEDH s’est penchée sur la condamnation d’un individu au paiement d’une amende pénale pour avoir divulgué des documents fiscaux des clients de son employeur et une éventuelle violation du droit à la liberté d’expression. Elle juge que la justice luxembourgeoise n’a pas violé les dispositions de la Convention européenne en condamnant à une amende l’informateur d’un journaliste dans l’affaire d’évasion fiscale « Luxleaks ».
Un agent administratif chez PWC avait soustrait et révélé à un journaliste 16 documents dont 14 déclarations fiscales de clients de son employeur et 2 courriers d’accompagnement. Certains furent utilisés dans le cadre d’une émission télévisée Cash Investigation, portant sur l’évasion fiscale massive pratiquée par des entreprises multinationales, puis mis en ligne par une association regroupant des journalistes.
 
Les juridictions luxembourgeoises n’ont pas retenu le fait justificatif du lanceur d’alerte estimant que la divulgation des documents couverts par le secret professionnel causait à l’employeur un préjudice, résultant notamment de l’atteinte à sa réputation et de la perte de confiance de ses clients quant au dispositif de sécurité au sein de l’entreprise, supérieur à l’intérêt général. L'intéressé est condamné à une amende de 1 000 euros.
 
Il invoque l’article 10, soutenant une violation à son droit à la liberté d’expression.
 
La CEDH doit alors évaluer s’il s’agit en l’espèce d’une affaire relative à un lanceur d’alerte au sens de sa jurisprudence.
 
Elle apprécie le point de savoir si une ingérence dans la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique ». Sur l’existence d’une ingérence, la CEDH rappelle que l’article 10, protégeant la liberté d’expression, s’étend à la sphère professionnelle. La condamnation de l’intéressé peut alors s’analyser comme une ingérence. Sur la question de savoir si elle était « prévue par la loi » et poursuivait un « but légitime », la Cour retient qu’elle n’a pas été contestée. L’intéressé a été condamné pour avoir commis différents délits prévus par le Code pénal ; et la poursuite et la sanction de ces délits avaient pour finalité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles et de protéger la réputation de l’employeur PwC.
 
Sur la question de la « nécessité » de l’ingérence, la Cour évalue dans un premier temps s’il s’agit en l’espèce d’une affaire relative à un lanceur d’alerte. Ainsi elle note que l’intéressé avait, avec son employeur, un lien de subordination qui l’avait tenu à l’égard de celui-ci à un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion. Ensuite, elle rappelle que l’intéressé avait contacté un journaliste aux fins de lui révéler des informations confidentielles qu’il s’était procurées dans le contexte de sa relation de travail. « La Cour conclut que le requérant est a priori à considérer comme un lanceur d’alerte au sens de la jurisprudence de la Cour ».
 
Elle vérifie ensuite si les principes posés dans son arrêt Guja (CEDH, 12 févr. 2008, Guja V. Moldova, n° 14277/04) sont respectés :
  • l’intérêt public des informations divulguées ;
  • leur authenticité ;
  • la disponibilité ou non d’autres moyens pour procéder à la divulgation ;
  • la bonne foi de l’employé ;
  • le préjudice causé à l’employeur ;
  • la sévérité de la sanction.
 
Les quatre premiers « ne font l’objet d’aucune controverse entre les parties ».
 
La CEDH examine alors le cinquième critère portant sur la question de la mise en balance de l’intérêt public d’obtenir l’information avec le dommage que la divulgation causait à l’employeur. S’agissant de ce dernier, s’il « a assurément subi un préjudice dans un premier temps, l’ampleur d’un préjudice concernant l’atteinte à la réputation de PwC n’est pas avérée sur le long terme ». Concernant l’intérêt des informations divulguées par le requérant, la Cour rappelle que la cour d’appel a conclu que les divulgations du requérant ne présentaient pas un intérêt suffisant pour pondérer le dommage qu’elle avait reconnu dans le chef de PwC. Elle se penche ensuite sur les motifs retenus par les autorités nationales concernant l’intérêt des révélations. Elle estime alors que la cour d’appel s’est livrée à une analyse circonstanciée dans l’exercice de la mise en balance des intérêts respectifs.
 
S’agissant du sixième critère : les juridictions internes ont tenu compte, à titre de circonstance atténuante, du « caractère désintéressé du geste » du requérant, pour lui infliger uniquement une amende d’un montant plutôt faible, de 1 000 euros. « La Cour conclut qu’il n’est pas déraisonnable de considérer qu’une telle sanction est relativement modérée et ne produit pas un effet réellement dissuasif sur l’exercice de la liberté du requérant ni d’autres salariés, mais incite à réfléchir sur le caractère légitime de la démarche envisagée ».
 
Conclusion : en tenant compte de la marge d’appréciation dont disposent les États contractants en la matière, les juridictions internes ont ménagé un juste équilibre entre la nécessité de préserver les droits de l’employeur du requérant et la nécessité de préserver la liberté d’expression du requérant. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
 
 

 
Source : Actualités du droit